Raymonde est là

me dit le régisseur. Je me tourne : une vieille dame s'est installée sur le fauteuil, près de la table. Elle pourrait être chez elle, dans sa cuisine, pas dans la salle commune de ce tombeau. Est-ce qu'elle croit être chez elle ? je suis gênée, l'illusion théâtrale est cruelle ici, je leur fabrique des reflets de vie. !Mon décor, miroir aux alouettes.

Quand je commence enfin, ils sont une quarantaine, apathiques, accablés, le regard dans le vide. Et moi je hurle, je danse, je vole, je ferais n'importe quoi pour capter leur attention, pour qu'ils soient, encore, un peu vivants, pour les tirer de là, une Orphée pour quarante Eurydice.

Bon sang que je les aime, dans la colère, dans le scandale de cette belle après-midi de printemps, dans cette lumière si belle qui leur échappe.

Je joue tout près d'eux, à un mètre, à leurs pieds je me jette, je n'ai honte de rien je suis toute puissante j'ai la vie devant moi la force de courir. Ici je suis la vie. Dehors je ne sais pas, parfois je suis comme eux qui me regardent, la tête versée sur la poitrine et la force gouttant de mes mains pendantes dans la terre.
Mais ici, devant eux, comme jadis avec Raymonde, je me faufile dans l'existence.
Imprévues, les larmes montent dès le premier échange avec ma Raymonde imaginaire. Qu'est-ce que je croyais ?

Le découragement me saisit à chaque instant, en face de moi : quarante absents. et soudain,

C'est la lutte finale, groupons-nous et demain, l'Internationale sera le genre humain...

Un vieil homme qui me semblait déjà là-bas chante avec moi. et puis sa voix s'éteint, et à nouveau je porte l'enfant trop lourd du spectacle. Seul, le personnel soignant regarde avec des yeux qui brille, rit, pleure.
et c'est dans cette solitude, pourtant, que j'ai ma plus belle représentation. je ne suis pas là pour moi, ou le spectacle, mais pour eux devant eux. Jamais jouer ne m'a paru si nécessaire.

Phototheque_-_002.jpg''Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers, Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés,
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants,
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent.
Vous vous croyiez des hommes, n'étiez plus que des nombres
Depuis longtemps vos dés avaient été jetés.
Dès que la main retombe il ne reste qu'une ombre,
Vous ne deviez jamais plus revoir un été…''

Dire que je dois chanter un tel texte devant eux. Ces vieillard décharnés, hagards, au seuil de la mort, c'est d'eux qu'il est question. je les regarde un à un en pleurant. la chanson entendue depuis l'enfance, aujourd'hui, j'en suis témoin.

Et quand je joue Raymonde en maison de retraite, qui cherche son mari mort depuis longtemps, Raymonde dans sa déréliction, je l'ai à nouveau devant les yeux, en 40 exemplaires.
A la fin, la rose de Raymonde, c'est à mon amie en larmes que je l'offre

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POUR VOTRE MÈRE



Aucune représentation, dans aucun théâtre, ne pourra avoir cette intensité.
Ensuite le personnel soignant vient me dire sa joie, sa reconnaissance, je suis gênée. Eux à qui nul n 'offre de roses à la fin de leur journée, et pourtant, l'hommage, eux le rendent réellement, quand je ne fais que passer avec mes lumières et mon décor. Le soir déjà en route pour Paris.

Mon amie promène sa mère sur un fauteuil roulant sur le linoléum des couloirs. Tiens maman, c'est l'amie dont je t'ai parlé, tu vois elle est venue. Mais la mère ne voit rien, il y a quelques mois elle m'espérait maintenant je ne suis qu'un spectre de plus, effrayant. Nan ! hurle-t-elle en me broyant la main. Elle répète des mots, des cris d'animal blessé, on ne comprend pas ce qu'elle a, ce qu'elle veut, une angoisse pure, sans langage. une peur nocturne qui n'aurait pas de fin, un cauchemar sans issue auquel tout prend part. Son propre corps lui échappe et l'inquiète.

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Elle désigne son pied comme un ennemi : Mon pied, mon pied, mon pied, mon pied, mon pied...
Les mots sont vidés de leur sens, plus rien n'est familier. Je veux, je veux. Le complément n'arrive jamais, l'intelligence s'est esquivée entretemps. ce ne sont plus que des bribes d'humanité, des reflets de ce que peut être une pensée, comme tout à l'heure ma nappe en toile cirée évoquait une cuisine. Des traces qui s'amenuisent. En quelques heures on voit cette femme perdre des pensées qu'elle pouvait encore former le matin même, et fuir devant elle les images qui faisaient sa singularité. de sorte qu'elle n'est plus une personne complète, elle que que ses gestes, l'actrice maladroite.
Gosto muito de Lisboa. Mes mots malheureux de portugais, sa langue maternelle, dans l'espoir de réveiller quelque chose, une profondeur. Il est impossible que cette âme soit maintenant vide sinon de terreurs. Elle dit quelques mots en portugais, sa fille m'explique que c'est la même détresse qu'en français. La langue maternelle n'est pas un refuge, elle ne recèle aucun trésor qui lui serait propre. Elle aussi est vide, comme une maison qu'on retrouverait tout à la fin d'un long voyage, et cette maison a été soufflée par la tempête. Il ne reste que des murs dans toit.
Je pleure. Quels mots de consolation apporter à mon ami ? C'est affreux et rien d'autre qu'affreux. Mon amie est là et c'est pareil que si elle n'y était pas; sa mère ne la reconnaît pas, elle ne saura jamais que sa fille l'a accompagnée jusqu'au bout. L'amour de sa fille, elle n'en sait plus rien.

ChiroJe dis au revoir. Bientôt je serai dans le train, je rentrerait chez moi retrouver mon amour, dîner avec des mais, dans le rire et l'entrechoquement des verres. Une vieille dame me serre les mains de toutes ses forces. Merci, merci. Vous reviendrez ?' _Oui', je mens.


A la fin quand Raymonde était dans son hospice, pas luxueux comme celui-ci non, un pas beau, un pour les pauvres, je n'y suis pas allée. Je n'y suis pas allée. Je n'y suis pas...