Les résidents

C'est ainsi qu'ils s'appellent. Ils vivent là, c'est leur seul point commun. Mais ce ne sont pas des habitants. Ce n'est que leur adresse, un lieu administratif. Il n'habitent pas. Ce n'est pas chez eux, ils ne sont pas d'ici, ce n'est même pas un territoire.

Je suis venue jouer le spectacle ici parce que la mère d'une amie y "réside".
Mais quand j'arrive, je trouve sa fille en pleurs. "Maman ne pourra pas être là". Sa maladie d'alzheimer s'est aggravée, elle ne sait plus que dormir et crier, elle ne sait plus rien du monde.

J'arrive trop tard.

"Elle se réjouissait tant de vous rencontrer, je lui avais parlé de vous".

L'animatrice me guide à travers des couloirs.

Le plus frappant, c'est le silence.

lac gelé
Quelques vieillards sont assis dans la salle commune où nous installons le décor. C'est le vide entre le déjeuner et le goûter. Ils ne parlent pas, ne se regardent pas. Ils ne font rien, ne bougent presque pas. Je vais jouer devant des momies. Soudain, une vieille dame prend conscience que quelque chose se prépare. "Qu'est-ce qui se passe ?" s'inquiète-t-elle; "On a théâtre aujourd'hui", répond, enjouée, l'animatrice. "Ah", fait la dame, et je parierais que la réponse n'évoque rien dans son esprit vide.
A quoi peuvent-ils penser? Ont-ils encore des pensées ? Ou sont-ce des bribes de phrases, des images que rien ne raccordent, des signes effrayants, incompréhensibles ?

Kubin1 "Qu'est-ce qui se passe ?" demande à nouveau la vieille dame quelques instants plus tard. Peut-être que je les dérange dans le fond. Ils n'ont rien demandé, ils ne semblent pas désirer des activités; peut-être que les activités c'est pour soulager les familles et justifier le coût élevé des la "résidence" ? je me sens ridicule, avec mes projecteurs, mes accessoires et mon costume. Je fais la mise en place sous des yeux torves, des visages cireux, des corps handicapés. J'ai envie de pleurer. Le régisseur s'inquiète des conditions difficiles pour le son et la lumière, il est très calme, lui aussi sans doute le coeur lourd. De quoi avons-nous l'air ?