Samedi le vent soufflait et c’était un vent de bord de mer. La lumière était orageuse, mais il ne faisait pas assez chaud. C’est seulement Paris qui se rêvait atlantique. Des pétales jaunes et roses dansaient à Barbès. D’où venaient-ils ? Mais non, ce n’était pas des pétales, c’est la lumière qui faisait croire. C’étaient les feuilles des arbres, les jeunes, celles qui n’étaient pas bien accrochées encore, ou imprudentes, et maintenant elles folâtraient sous la pluie. Car l’ai-je dit ? Il bruinait, juste ce qu’il faut pour qu’on soit mal à l’aise, pas assez pour qu’on rentre chez soi.

A vélo, je cherchais des vieux. Il n’y en a pas beaucoup sur le boulevard Barbès, où la foule est si dense qu’il faut renoncer à marcher à son rythme, se livrer à elle, quitter le temps.




Près de la porte de Saint-Ouen une petite église surgit au milieu de ce tohu-bohu, tremblante dans ce faux printemps. Un groupe de vieilles dames se presse sous le proche, affairées au dessus d'un tas de fringues, kermesse miniature. Dans la cour latérale, on chante le zouk, et des familles entières de noirs s’y engouffrent sans que jamais personne n’en sorte. Les vieilles sont-elles de mèche avec les chanteurs de zouk ? Est-ce la même fête ?

Je poursuis mon chemin. Il faudrait descendre de vélo, l’attacher quelque part… Il est plus simple de suivre le boulevard, tout droit, toujours tout droit, ne plus jamais tourner le guidon, je suis si fatiguée. Rouler à travers les villes les paysages, sur une route infinie où je m’effacerais peu à peu.

Je me connais, je vais avoir des regrets. Plus jamais je ne repasserai devant les vieilles dames et les chanteurs de zouk, plus jamais ce moment, elles vont mourir et moi ensuite, si tout va bien.

J’ai franchi la ligne blanche, j’ai fait demi-tour. Lentement, je suis descendue, lentement j’ai accroché le vélo, lentement j’ai monté les marches vers les tas de fringues et les vieilles d’âmes. J’ai, à 6cm à l’heure, franchi la distance qui me sépare de la première chenue, mais pas de chance elle me tourne le dos, farfouillant dans un monceaux de pulls et de pantalons aussi haut qu’elle, menaçant de l’engloutir, et je songe qu’il faut me tenir prête à bondir, agripper - sans la briser - la fine cheville de mamie, au cas où le tas s’ouvrirait comme une mère morte.

Parmi tout ce babillage une seule se tient droite, me faisant face, avec des cheveux blancs et un diadème secret, invisible, la couronnant. Votre majesté, voulai-je dire, mais j’ai simplement lancé bonjour Madame, lui donnant plus de formule qu’à une dame ordinaire c’est-à-dire plus jeune, et je lui parle de ma grand-mère.
Oh là là ! Ce n’est pas elle la reine ! Je suis comme ce prince fou qui salue la souillon dans la cour du palais et la préfère à la princesse – plus tard on découvrira que la souillon était une princesse cachée, pas de mésalliance.

La digne vieille me désigne une mamie à casquette et lunettes, en pantalon de velours, veste de cuir et bottines, sortie quelques instants de l’Opéra de Quat’sous pour se balader à Barbès. Elle tourne vers moi son vif regard bleu, un regard qui ne sera jamais vaincu, je devine l’esprit alerte, le sens de l’humour, la personne toute spéciale qu’elle a été

Pourquoi a été, elle l’est encore, la beauté se perd, mais être spéciale non

et j’ai le regret de la rencontrer si tard, comme je l’ai regretté pour ma grand-mère...
Dites, c’est vous ma grand-maman ? Oh je veux être cette grand-mère là vite vite que le temps passe, que je puisse modeler maintenant ma vieillesse, la choisir. Je sais que je ne serai pas ainsi car il faudrait aujourd’hui être une autre jeune, moins timide, moins souffreteuse, plus enjouée. A jeunesse ratée, vieillesse ratée. On le pressent non ? On n’endosse pas ainsi la peau d’une vieille allègre. On dit merci Madame.

Elle est toute petite leur kermesse, je gêne le passage ; mais quand elles entendent mon histoire de grand-mère, qu’elles voient les tracts avec le carrousel et le Sacré Cœur, les vieilles dames s’égaient comme des clochettes et me bombardent de questions avec une vivacité qui titille mon apathie. Elles vont venir au théâtre, oui, avec leurs copines, leurs voisines, elles sont drôlement contentes _vous deviez l’aimer beaucoup votre grand-mère ? _Oui, je dis, Pas assez je ne dis pas.
Ça les enchante, qu’on fasse le portrait d’une vieille de leur quartier, elles me palpent comme l’ange Gabriel si quiconque avait osé le palper.

Je leur fais mon sourire d’imposteur et redescends les marches, triste comme l’arbre, je leur dis adieu dans ma tête.

J’essuie la selle mouillée du vélo et je remonte le boulevard, traverse la Goutte d’Or, prend un autre boulevard puis des rues et là je perds ma trace.

Au fait, le zouk, ça n’avait rien à voir, c’était une autre fête, étanche.